Wednesday, January 24, 2007

LES INFILTRES de Martin Scorsese

Vanité des disparus

Première trahison pour Les infiltrés, le titre original, The departed, signifie plutôt «ceux qui sont partis», «les défunts», «les disparus». L’expression anglaise consacrée lors des enterrements dit “the faithful departed”, «les fidèles disparus», dont le «fidèles» a pour l’occasion disparu. A décharge, on remarquera que « les infiltrés » peut désigner aussi bien ceux qui infiltrent que ceux qui sont infiltrés. Les traîtres et les trahis réunis dans le même mot, comme deux possibilités au fond équivalentes. Ce titre traître se révèlerait ainsi fidèle à l’envers, par son ambiguïté… To depart, c’est également s’écarter de la règle, ce que Scorsese lui-même semble faire : on n’est plus à New York mais à Boston, adieu les « affranchis » de la mafia italienne, bonjour la mafia irlandaise, tout aussi (peu) catholique. Et le film pose donc implicitement cette question étrange : En quoi et à quoi les disparus seraient-ils fidèles ? Disparaître, n’est-ce pas au contraire fuir, manquer, trahir ?

La trahison, dans ce film, est aussi généralisée qu’un cancer. Ce n’est plus un accident regrettable, c’est une méthode, la même des deux côtés. Les voyous infiltrent les flics, et réciproquement. C’est à qui découvrira avant l’autre l’identité de la taupe qui le gangrène. Le film se déploie ainsi selon une parfaite symétrie : l’ascension du voyou chez les flics, celle du flic chez les voyous. Ascension dont le revers est pour chacun une chute dans son milieu d’origine.

Spinoza démontrait qu’on finissait par ressembler à ceux qui nous entouraient. Mais Colin Sullivan (Matt Damon), le voyou infiltré chez les flics, est davantage pris au piège de son arrivisme qu’à la tentation de devenir honnête ; et Billy Costigan (Leonardo di Caprio), le flic infiltré chez les voyous, reste moins déchiré entre deux identités que brisé par ce qu’il doit laisser faire sans pouvoir intervenir. Pas d’osmose, pas de transfusion du milieu vers l’infiltré. L’infiltré reste étanche. S’il n’en peut plus, ce n’est pas à cause d’un dilemme moral mais parce qu’il risque d’être découvert. Le bien ou le mal deviennent ainsi un pur effet d’écriture. Le voyou infiltré est canonisé par son profil de flic parfait. Le flic infiltré est mis en danger par les dispositions censées assurer sa sécurité. C’est d’être protégé qui l’expose, puisqu’il suffira à Sullivan d’effacer le dossier de Costigan pour le faire basculer du côté des méchants, et l’annihiler. Ce nominalisme administratif, en même temps qu’il relativise toute idée de justice terrestre, restaure la puissance du Verbe. Mais que l’on croie à l’esprit ou aux écritures, le résultat est le même : la mort a toujours le dernier mot.

Suivre sa perfection propre était la condition de toute joie chez Spinoza ; chez Scorsese, on ne peut rester fidèle qu’à son imperfection originelle, qu’à une faute le plus souvent héritée. Impossible de s’écarter de son milieu. Si tu t’en sors, tu ne vas jamais très loin. La mort est bientôt là sur ta route, fidèle compagne. Ce serait la morale de ce film sans morale : on ne peut compter que sur la mort. Toujours fidèle, elle constitue la seule valeur sûre dans un monde de vanités.

Ou comme le dit Costello, le parrain irlandais interprété par Jack Nicholson : « Flic ou voyou, quand tu te retrouves face à un flingue, quelle différence ? » COSTELLO lui-même n’est-il pas le résultat de l’addition : COSTigan + SuLLivan, agrémenté d’un o final qui l’anoblit en mafieux d’origine contrôlée ? Si Costigan et Sullivan sont les deux faces d’une même pièce, il s’agit moins d’une inversion des valeurs que de leur stricte équivalence, et de leur démonétisation. Qu’importe de qui l’emporte si flics et voyous emploient les mêmes méthodes ? Et que faire de ce constat à somme nulle ?

Le XVII° siècle chrétien a inventé la « vanité », peinture qui mettait en scène des objets symbolisant le caractère passager des plaisirs terrestres, crâne humain, etc. : la « nature morte » pour exalter par contraste l’éternité divine. Scorsese dit avoir constellé son film de croix, comme autant de memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir »). Mais cette croix ne nous rappelle-t-elle pas quelque chose ou quelqu’un ? « The departed », traduit par un pluriel, pourrait aussi bien s’entendre au singulier. Et qui serait « le » disparu ? Qui manque, sinon Dieu, autre nom de notre désespoir ?

Scorsese a failli être prêtre. Il a failli. Il s’est écarté. Catholique, mais sans orthodoxie. Catholique au sens grec d’universel. The departed est une vanité catholique. Irlandais de Boston ou Italiens de New York, à la fin c’est égal. A la fin, il ne reste plus rien ni personne de vivant, qu’un rat. Un rat sur fond de capitole, n’est-ce pas la nature morte ultime ? Le comble de la nature morte : après la mort, la vermine. Gangs of New York s’achevait lui aussi dans un bain de sang qui mêlait indistinctement les ennemis d’hier. Grotesque coup de théâtre, la mort tombait du ciel, ex machina, égalisait les conditions… et le film cessait faute de combattants. Natifs ou Irlandais, flics ou voyous, riches ou pauvres, droits ou tordus, orthodoxes ou hérétiques, tous égaux dans la danse macabre de Scorsese.

Après avoir voulu montrer ce que Dieu aurait pu être dans La dernière tentation du Christ, Scorsese préfère finalement la théologie négative, et nous montrer ce que Dieu n’est pas. Il nous le montre avec une telle violence que ce néant fait naître en creux l’évidence d’autre chose. Scorsese fait de son cinéma une machine à détourner des désirs terrestres, tous également vains, et à rendre vivante la pensée de la mort pour échapper à la corruption généralisée. Emmener le spectateur dans une impasse, le coller dans une aporie, pour le mettre dans les conditions d’un appel mystique. Un pur appel sans dogme. Le film comme exercice spirituel, ou la dernière tentation d’un cinéaste…
(paru dans Philosophie Magazine numéro 5)

Friday, January 19, 2007

Le sourire sans visage

Il y a deux ans, le « comité d’éthique », organe consultatif lui-même greffé sur le corps médical, autorisait la greffe de main, réversible, mais pas la greffe de visage. Pourtant, le pas vient d’être franchi. Une femme a reçu récemment un « triangle nez-lèvres-menton ». Le chirurgien qui a procédé à cette greffe controversée avoue s’être décidé après avoir vu la plaie due à une morsure de chien : « J'ai ressenti immédiatement la nécessité d'agir. Je me suis retrouvé médecin avant d'être chercheur. S'il s'était agi de ma fille, j'aurais agi de même. »
En 1959, Franju, dans Les yeux sans visage, mettait en scène un grand Professeur prêt à tout pour sauver sa fille, justement, et lui rendre le visage perdu dans un terrible accident. Mais la « sauver » de quoi ? Elle n’était pas en danger de mort. La sauver au nom d’un droit étrange : le droit au visage - premier droit imprescriptible de l’homme.
Face au futur qu’il ouvre - celui de greffes totales –, la philosophie ne peut rester bouche bée. Si, comme disait Spinoza, les démonstrations sont les yeux de l’âme, tâchons d’envisager des perspectives qui ne soient pas simplement moralistes.

Le visage est d’abord une surface sensible, la plus fragile et pourtant la plus exposée. Le monde impressionne le visage. Puis le visage réagit et exprime. D’abord impression, puis expression. On pourrait ainsi définir le visage passivement comme surface de réception, et activement comme surface d’émission. C’est à la fois la surface la plus sensible, concrète, individuelle, et la plus signifiante, abstraite, sociale. Notre visage, en nous identifiant, nous échappe. Voilà le paradoxe. On a envie de dire : le visage, c’est les autres - même si Sartre affirme qu’à partir de trente ans, on a la gueule qu’on mérite. Grâce aux fameuses rides d’expression, la gueule la plus ingrate finira par devenir la mienne. Je m’en fous qu’elle soit belle, hurlait Johnny, elle au moins est fidèle.

Fidèle, singulière, unique. Mais comment cela se fait-il ? Et cela condamne-t-il le don de visage, organe par nature privé d’anonymat ? Il n’y a de charme que d’un vivant, disait Bergson. On pourrait ajouter : il n’y a de sens que d’un mouvant. C’est le mouvement animant les parties molles du visage qui lui fait prendre sens : on ne remarque que des différences, on ne perçoit que des variations, et le sens flotte sur le visage sans être assignable à ses parties, comme, dit Deleuze, le sourire du chat dans Alice… : un sourire, mais sans chat. Le visage, avant d’être quelqu’un, est une surface expressive.

Mais un visage, pour être bien lisible, doit offrir un fond neutre sur lequel pourront se détacher des signes donnant naissance, comme en peinture, à une figure. Si les traits sont trop marqués, on ne les perçoit plus comme signes mais comme objets valant par eux-mêmes : comme des monstres. Monstres de beauté ou monstres de laideur, c’est le même cirque. On les observe, sidéré ; on ne communique plus. Le « bon visage », c’est un visage moyen. Ou disons : capable de revenir en permanence à un état moyen, celui qui permettra ensuite le plus de variations. Quand on n’est capable que d’un signe, on ne signifie plus rien, et le visage est mort. Un sourire perpétuel n’est plus sourire mais crispation, ou niaiserie. Mon visage, c’est l’ensemble de mes expressions possibles, pas mon masque mortuaire.
Il n’y a donc pas grand sens à demander : « A qui appartient le visage ? » - puisque le visage est déjà hors de lui-même, ensemble de possibilités expressives, surface sociale. La vraie question naît du fait qu’un visage n’est réellement visage qu’à la condition de pouvoir se déformer - un vrai visage ne se ressemble jamais longtemps, il ne vaut que par ses variations. Par ses masques, pourrait-on dire, puisque le masque est un signe fixé, alors que le visage incapable de mouvement, lui, est insignifiant. De ce point de vue, un visage pétrifié par un lifting, en croyant regagner sa jeunesse, entre de plain-pied dans la mort, et s’appartient bien moins qu’un visage emprunté à un disparu. Sur ce sujet qui mérite mieux que ces quelques lignes, on pourra ainsi conclure provisoirement qu’un visage greffé n’appartient ni à celui sur qui on l’a prélevé, ni à celui sur qui on l’a posé ; il appartiendra à la sphère humaine à partir du moment où on pourra y lire une variation. Un sourire, par exemple. Qui permettra de faire bonne figure.
(paru dans Philosophie Magazine numéro 1)

Thursday, January 11, 2007

Natascha K., super-vivante

Quoi de plus terrible, demandait Deleuze, que d’être pris dans le rêve d’un autre ? Et comment ne pas faire de Natascha K., la jeune femme-enfant séquestrée huit ans durant dans le rêve d’un enfant-homme, comment ne pas faire d’elle une femme-objet intellectuel ? Plutôt qu’ajouter une pierre à la prison de commentaires qui commence à l’emmurer vivante, essayons de repérer quelques failles et lignes de fuite qui devraient lui permettre de continuer à échapper à l’analyse.

1.
Après avoir fait l’expérience étrange d’être morte de son vivant, Natascha K., en réapparaissant alors qu’on ne l’attendait plus, est à présent dans l’extraordinaire situation de s’être survécu. Est-elle une « sur- » ou une « sous-vivante », comme certains rescapés des camps nazis se désignaient eux-mêmes? Son appétit de liberté en ferait plutôt une super-vivante, dont l’âme serait aujourd’hui en expansion comme un gaz trop longtemps comprimé. Son empathie semble ne rencontrer aucune limite. Les femmes violées du Mexique, la faim en Afrique, tout est bon pour cette âme-monde, cette pure conscience éduquée par la radio, la télé et les magazines, incarnation d’un Zeitgeist tout médiatique.

2.
Bettelheim, dans Survivre, parle de la régression qui frappait les prisonniers des camps de concentration : « Comme les enfants, les prisonniers ne vivaient que dans l’heure présente ; ils devenaient incapables de faire des plans pour le futur ou de renoncer à des satisfactions agréables immédiates pour en obtenir de plus grandes dans un avenir proche. » Mais comment une enfant aurait-elle pu régresser ? Vivant contre-exemple, Natascha, âgée de douze ans, aurait promis à son moi futur de quinze ans de s’enfuir dès qu’elle pourrait. Cette capacité de projection dans l’avenir ne peut reposer que sur une estime de soi intacte, peut-être même renforcée par son enlèvement. A l’absurde du « Pourquoi moi ? » a pu répondre le sentiment d’un destin exceptionnel, d’une élection négative. Là où les prisonniers des camps étaient systématiquement dévalorisés par leurs bourreaux, elle a été choisie, par un homme qui est allé jusqu’à se tuer « pour elle ». Placée sous le signe de l’ambivalence, la relation à cet homme faible qui voulait se faire appeler « Maître », est à la fois dégradante et valorisante.

3.
Auguste Comte distinguait bourgeois et ouvriers selon la nature de leur métier. Le bourgeois a affaire à des signes, l’ouvrier manipule des choses. Le bourgeois évolue dans un monde humain sensible à l’influence, à la flatterie, à toutes les nuances des passions, l’ouvrier dans un monde matériel indifférent à la politesse, gouverné par l’action.
Huit années durant, Natascha K. n’a eu affaire qu’à des signes. Elle est devenue « une éponge », « psychologiquement épuisante » selon un témoignage anonyme. Contrainte de deviner les pensées de son gardien, elle a vécu de son art de la persuasion, et a développé une sur-compétence dans l’analyse des signes reçus comme dans le contrôle des signes émis. On pourrait dire qu’elle a vécu dans une réalité purement bourgeoise, infiniment plastique.
Théoriquement inadaptée à la réalité extérieure suite à son enfermement prolongé, elle s’est révélée étonnamment en phase avec tout ce qui constitue la réalité moderne. Elle raconte même avoir déjà prévu lors de sa captivité le temps qu’elle consacrerait aux interviews. Ce délire d’enfant devenu réalité est la meilleure réponse à ceux qui semblent craindre pour son sens de la réalité. Car de quelle réalité est-il question, quand sa fortune est déjà faite uniquement par la négociation des droits de sa fiction, et que par ailleurs elle dit vouloir devenir romancière ? Si elle n’a pas eu à s’adapter, n’est-ce pas qu’elle était curieusement adaptée d’avance, à notre monde « bourgeois » de part en part ?

4.
Pas simplement résiliente, Natascha K. résiste également aux interprétations des « psys », qui ne voient dans son apparente santé qu’un « masque » et la promesse de troubles à venir. Dans cette équation simpliste, la force est toujours le masque de la fragilité. Mais le masque n’est-il pas le signe d’une maîtrise de soi supérieure ? Et ce simplisme n’est-il pas le masque de la fragilité des catégories « psy », « broken home situation » ou « figure tutélaire de la mère », également inadéquates ?

5. Son ravisseur l’avait prévenue qu’il se tuerait si elle s’enfuyait. En choisissant la liberté pour elle-même, elle a choisi la mort pour lui. Seule issue, dans cette lutte à mort des consciences. S’il avait vécu, dix ans de prison l’attendaient. Exactement comme elle. L’innocent et le coupable punis de la même manière, la justice autrichienne n’a pas supporté sa propre absurdité, et a réagi, en un ridicule quitte ou double, en se proposant de passer à vingt ans pour ce genre de crime - quand elle, Natascha K., par le pardon, introduit de l’incommensurable et de la grâce en lieu et place d’un mesquin marché de boutiquiers sur les justes quantités de privation de liberté. En affirmant désirer racheter la maison de son ravisseur, n’ouvre-t-elle pas le champ à un rachat plus vaste ? La magnanimité ou grandeur d’âme comme issue à un calcul impossible… Seules les natures élevées, disait Hegel, sont capables de vivre dans la contradiction. Nul doute que là où l’on ne peut comprendre, il n’y a plus qu’à vivre, et à inventer. Là où cesse la Logique commence l’existence.

(paru dans Philosophie Magazine numéro 5)