Thursday, January 11, 2007

Natascha K., super-vivante

Quoi de plus terrible, demandait Deleuze, que d’être pris dans le rêve d’un autre ? Et comment ne pas faire de Natascha K., la jeune femme-enfant séquestrée huit ans durant dans le rêve d’un enfant-homme, comment ne pas faire d’elle une femme-objet intellectuel ? Plutôt qu’ajouter une pierre à la prison de commentaires qui commence à l’emmurer vivante, essayons de repérer quelques failles et lignes de fuite qui devraient lui permettre de continuer à échapper à l’analyse.

1.
Après avoir fait l’expérience étrange d’être morte de son vivant, Natascha K., en réapparaissant alors qu’on ne l’attendait plus, est à présent dans l’extraordinaire situation de s’être survécu. Est-elle une « sur- » ou une « sous-vivante », comme certains rescapés des camps nazis se désignaient eux-mêmes? Son appétit de liberté en ferait plutôt une super-vivante, dont l’âme serait aujourd’hui en expansion comme un gaz trop longtemps comprimé. Son empathie semble ne rencontrer aucune limite. Les femmes violées du Mexique, la faim en Afrique, tout est bon pour cette âme-monde, cette pure conscience éduquée par la radio, la télé et les magazines, incarnation d’un Zeitgeist tout médiatique.

2.
Bettelheim, dans Survivre, parle de la régression qui frappait les prisonniers des camps de concentration : « Comme les enfants, les prisonniers ne vivaient que dans l’heure présente ; ils devenaient incapables de faire des plans pour le futur ou de renoncer à des satisfactions agréables immédiates pour en obtenir de plus grandes dans un avenir proche. » Mais comment une enfant aurait-elle pu régresser ? Vivant contre-exemple, Natascha, âgée de douze ans, aurait promis à son moi futur de quinze ans de s’enfuir dès qu’elle pourrait. Cette capacité de projection dans l’avenir ne peut reposer que sur une estime de soi intacte, peut-être même renforcée par son enlèvement. A l’absurde du « Pourquoi moi ? » a pu répondre le sentiment d’un destin exceptionnel, d’une élection négative. Là où les prisonniers des camps étaient systématiquement dévalorisés par leurs bourreaux, elle a été choisie, par un homme qui est allé jusqu’à se tuer « pour elle ». Placée sous le signe de l’ambivalence, la relation à cet homme faible qui voulait se faire appeler « Maître », est à la fois dégradante et valorisante.

3.
Auguste Comte distinguait bourgeois et ouvriers selon la nature de leur métier. Le bourgeois a affaire à des signes, l’ouvrier manipule des choses. Le bourgeois évolue dans un monde humain sensible à l’influence, à la flatterie, à toutes les nuances des passions, l’ouvrier dans un monde matériel indifférent à la politesse, gouverné par l’action.
Huit années durant, Natascha K. n’a eu affaire qu’à des signes. Elle est devenue « une éponge », « psychologiquement épuisante » selon un témoignage anonyme. Contrainte de deviner les pensées de son gardien, elle a vécu de son art de la persuasion, et a développé une sur-compétence dans l’analyse des signes reçus comme dans le contrôle des signes émis. On pourrait dire qu’elle a vécu dans une réalité purement bourgeoise, infiniment plastique.
Théoriquement inadaptée à la réalité extérieure suite à son enfermement prolongé, elle s’est révélée étonnamment en phase avec tout ce qui constitue la réalité moderne. Elle raconte même avoir déjà prévu lors de sa captivité le temps qu’elle consacrerait aux interviews. Ce délire d’enfant devenu réalité est la meilleure réponse à ceux qui semblent craindre pour son sens de la réalité. Car de quelle réalité est-il question, quand sa fortune est déjà faite uniquement par la négociation des droits de sa fiction, et que par ailleurs elle dit vouloir devenir romancière ? Si elle n’a pas eu à s’adapter, n’est-ce pas qu’elle était curieusement adaptée d’avance, à notre monde « bourgeois » de part en part ?

4.
Pas simplement résiliente, Natascha K. résiste également aux interprétations des « psys », qui ne voient dans son apparente santé qu’un « masque » et la promesse de troubles à venir. Dans cette équation simpliste, la force est toujours le masque de la fragilité. Mais le masque n’est-il pas le signe d’une maîtrise de soi supérieure ? Et ce simplisme n’est-il pas le masque de la fragilité des catégories « psy », « broken home situation » ou « figure tutélaire de la mère », également inadéquates ?

5. Son ravisseur l’avait prévenue qu’il se tuerait si elle s’enfuyait. En choisissant la liberté pour elle-même, elle a choisi la mort pour lui. Seule issue, dans cette lutte à mort des consciences. S’il avait vécu, dix ans de prison l’attendaient. Exactement comme elle. L’innocent et le coupable punis de la même manière, la justice autrichienne n’a pas supporté sa propre absurdité, et a réagi, en un ridicule quitte ou double, en se proposant de passer à vingt ans pour ce genre de crime - quand elle, Natascha K., par le pardon, introduit de l’incommensurable et de la grâce en lieu et place d’un mesquin marché de boutiquiers sur les justes quantités de privation de liberté. En affirmant désirer racheter la maison de son ravisseur, n’ouvre-t-elle pas le champ à un rachat plus vaste ? La magnanimité ou grandeur d’âme comme issue à un calcul impossible… Seules les natures élevées, disait Hegel, sont capables de vivre dans la contradiction. Nul doute que là où l’on ne peut comprendre, il n’y a plus qu’à vivre, et à inventer. Là où cesse la Logique commence l’existence.

(paru dans Philosophie Magazine numéro 5)

2 Comments:

Blogger eli said...

oui

12:43 PM  
Blogger eli said...

Quelques idées me viennent à propos de cet article et je me lance.
Le pardon porte la résilance et la dépasse dans un au-delà de l'horreur.Il permet l'humanisation des deux protagonnistes; "pardonneur" et pardonné. E n te pardonnant je reconnais en toi la part d'humanité capable de recevoir mon geste. Et dans ce geste j'en appelle à ce qui est malgré tout resté intacte de ma propre humanité. Quand la notion de rachat lie deux personnes, et non pas l'etre face à Dieu, elle annonce l'idée d'altérité de l'autre,et d'altérité en soi. Elle pose que celui qui est capable de proposer le rachat à un autre assume à priori quelque chose en soi qui serait éventuellement à racheter. nous ne sommes pas là dans le domaine de la faute originelle ni dans celui de la culpabilité kafkaienne terrassante mais plutot dans celui d'une certaine attitude existentielle; faillible et perfectible.Cette posture peut s'averer etre un rempart humble et solide contre une certaine forme de totalitarisme en sourdine.

11:29 AM  

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