Monday, December 07, 2009

La mariée était en gris

Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour, disait le poète Pierre Reverdy. Il n’y a pas d’amour, tant que vous n’en aurez pas donné la preuve, corrige le ministre de l’immigration. Ce délicat peintre de l’âme humaine donne sa leçon de couleur: certes, « le mariage gris n'est pas reconnu par le droit », mais « il devrait être sanctionné de façon plus lourde encore que le mariage blanc ».

Dans le mariage blanc, c’est vrai, il y a complicité: j’accepte de me marier avec toi, pas par amour, mais pour t’aider à avoir tes papiers. Au fond, c’est de l’amour. Pas sexuel: de la bonté. Un chrétien dirait de la charité. Un républicain parlerait de fraternité. Un couple qui commence par une telle complicité a des années d’avance. Alors que le mariage gris, c’est quand un seul des deux mariés sait qu’il se marie à blanc, quand l’autre y croit vraiment, et se marie en noir, donc. Blanc plus noir, ça donne gris. Bravo le peintre.
Qu’est-ce que le mariage gris ? C’est un mariage plus blanc que blanc. Comme disait Coluche, ça doit être gris clair. Le «mariage gris», rappelle le ministre, est «avant tout une fraude aux règles d'entrée et de séjour sur notre territoire, et d'accès à notre nationalité», mais aussi «une atteinte à l'institution du mariage», et un «abus de faiblesse» qui crée des «situations de souffrances individuelles, de blessures profondes ».

Non aux blessures profondes de l’amour. Non à la délinquance sentimentale, non à l’injustice affective... mais uniquement pour les étrangers. Les Français ont toujours le droit d’être des salauds, ouf, merci. Un privilège national, bien mérité. Mais faire semblant d’aimer, est-ce toujours un crime? Faut-il reprocher aux prostituées, demandait le philosophe Alain à ses élèves, de simuler des passions qu’elles ne ressentent pas ? Et sans aller jusqu’au bordel, n’est-ce pas toujours le cas dans un mariage ? N’y a-t-il pas un faire semblant qui fait partie de l’amour ? Comment sinon tenir sa promesse d’aimer toujours ? Pascal donnait cette recette à ceux qui ne parvenaient pas à croire : la foi s’attrape en se mettant à genoux. L’amour, je vous le concède, pas toujours.

Reste que punir celui qui épouse sans aimer est inutile, puisque le mariage lui tient déjà lieu de punition. Pierre Reverdy écrivait : « Le monde est ma prison
si je suis loin de ce que j'aime ». N’est-ce pas chèrement payer, de se laisser aimer sans aimer ? Celui qui est prêt à faire ainsi don de sa personne pour un simple bout de papier ne mérite-t-il pas plutôt notre admiration ? Ne fait-il pas la preuve de son amour supérieur de la France ?
Le ministre rappelle, avec, on le sent, une pointe de regret, que «notre nation est particulièrement généreuse» concernant les mariages mixtes, mais elle l’est également en fins slogans. Après « La France, tu l’aimes ou tu la quittes », voici « La Française, tu l’aimes ou tu finis en taule. » En France, on a le droit d’obtenir ses papiers par amour, c’est entendu, et c’est généreux, mais à la condition d’aimer vraiment, et d’aimer toujours. Ainsi a parlé le chevalier blanc (charter) du ministère de l’Amour – pour ceux qui se souviennent de Georges Orwell et de son 1984, où l’Etat, en « Grand Frère », réglait aussi les relations amoureuses.

A l’approche des élections régionales, le débat sur l’identité nationale se double d’un combat contre l’insécurité affective, qui ne sévit pas qu’en banlieue, mais au coeur de nos coeurs. Bientôt une loi contre l’abus de faiblesse sentimentale. La répression au secours de l’amour. On n’y est pas encore, évidemment, il ne s’agit que d’un « groupe de travail », chargé d’envisager «des mesures préventives autant qu'on le pourra, sinon répressives» pour punir, écoutez cette trouvaille digne d’Emile Ajar, l’« escroquerie sentimentale à but migratoire». Ouvrons au plus vite, nous aussi, pas un camp, c’est prématuré, ou déjà fait, mais un groupe de travail. Car l’escroquerie intellectuelle à but électoral n’est toujours pas punie par la loi.

Que décider, en effet, si l’étranger quitte sa Française, mais par amour? D’une autre Française, par exemple? Blaise Cendrars, poète d’origine suisse, naturalisé français après avoir perdu un bras pour la France lors de la guerre de 14, dans la Légion Etrangère, nous confirme le problème :

Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir

Bonne chance au groupe de travail. Monsieur le ministre, notre nation a été particulièrement généreuse en poètes. A chacun sa spécialité. Occupez-vous donc de ce que vous savez faire. Pour l’amour, ils s’en chargent.

Sunday, November 22, 2009

La main est une chose (Jean-Paul Henry)

Je ne sais pas vous, mais moi je n'ai rien vu. Ni la main, ni le but. Ou plutôt: ni les mains, ni le but. Car Thierry Henry, ou plutôt sa main - Freud nous a au moins appris ça, tout ce que fait notre main n'est pas volontaire, on peut parler de réflexe, mais allons plus loin, et parlons de "lapsus" (après le "lapsus linguae", à l'oral, le "lapsus calami", à l'écrit, voici donc le "lapsus manus", à la main), sa main a commis deux lapsus. Ce qui est intéressant, c'est donc qu'on a affaire à un double lapsus. C'est vrai, ça commence à faire beaucoup, mais quand on aime (l'équipe de France), on ne compte pas (ses lapsus manus).

Pourtant, l'équipe de France de philo (hélas! défunte) compte, elle, des commentateurs autrement qualifiés, même s'il est vrai qu'eux aussi utilisent pour ce faire exclusivement les mains. Les mauvaises langues diront qu'il arrivait parfois à Sartre d'écrire comme ses pieds, mais à sa décharge, ces accidents de plume ne lui arrivaient que lorsqu'il était dopé. L'Etre et le Néant, de son propre aveu, fut écrit sous amphétamines. Suite à cet aveu scandaleux, nous ne pouvons qu'engager les inventeurs du devoir de réserve pour écrivains à ajouter à leur liste pour le Père Fouettard le contrôle antidopage dans les toilettes du Flore.

C'est Sartre, pourtant, athlète de terrasses de café et de chambres d'hôtel, oui, l'auteur des "Mains sales", qui va nous éclairer sur cette "faute" de la main. Faute ou erreur? La main, dit Sartre, sait toujours ce qu'elle fait. Croire le contraire, c'est faire preuve de mauvaise foi. Prenons cette femme, propose Sartre, qui se rend à un premier rendez-vous. Pour la beauté de la chose, trichons un peu nous aussi, et imaginons-la irlandaise: « Elle sait très bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle ne veut pas en sentir l'urgence. » Car, comme l'équipe de France, cet homme s'est donné 90 minutes, plus prolongations si nécessaire, pour conclure. Certes, cet homme n'a pas de sponsors qui l'incitent grassement à l'emporter, son désir ne s'ancre que dans la loi de l'espèce, ce n'est pas Adidas qui lui donne envie de Niker, il a juste envie de baiser, mais poursuivons l'analogie (et rappelons que Nikè, en grec, signifie victoire). Car l'équipe d'Irlande, comme notre Irlandaise du Flore, « refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime et le respect. »

Et quand l'homme lui prend la main, au vu et au su de tous, elle fait comme si de rien n'était, « elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale». "Fair play", "honneur", "mérite", tous ces mots creux viennent habiller la pulsion reptilienne, ou mammifère, disons - la spéculation, de mauvaise foi, fait comme si le désir n'existait pas. « Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante – une chose. »

Le capitaine de l'équipe de France de football confirme donc l'analyse du capitaine de l'équipe de France de philo: la main est une chose. Et L'Irlandaise s'est bien fait baiser.

Friday, May 29, 2009

Studio Philo: ciné et philo

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Tuesday, April 29, 2008

Séances spéciales BAC





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Wednesday, April 16, 2008

Entretien avec Michel Serres

Photo Isabelle Nègre

Auréliano TONET
Dans votre livre Le Mal propre, on sent une vraie révolte. Quelle différence entre révolte et révolution ?

Michel SERRES
Ça c’est une question de cours de sciences politiques. Une révolte c’est local et temporaire, une révolution c’est une situation longue, qui peut durer 4, 5, 6, 10 ans comme la Révolution Française par exemple, ou comme la Révolution Russe, tandis que la révolte est temporaire, sur une place publique, etc., c’est un mouvement populaire pratiquement spontané. Tandis que la révolution prend une allure politique. Spontanée/politique, locale/globale, voilà la différence.

Auréliano TONET
Vous aviez fait sur France Info une chronique sur mai 68. Est-ce que les motifs de révolte ont changé entre 68 et aujourd’hui ?

Michel SERRES
Je n’analysais pas mai 68 ni comme une révolte ni comme une révolution finalement. Je pensais que la génération qui arrivait à la maturité en 68 n’avait pas et avait à la fois conscience qu’une grande partie des institutions et des états de fait de la société occidentale venaient de basculer. J’avais dit que mai 68 était un état terminal. C’est-à-dire que avant 68 tous les paysans s’étaient révoltés, dix ans avant dans à peu près tout l’Occident, en particulier en France - avec des morts d’ailleurs -, que l’église catholique avait fait son aggiornamento à l’occasion du Concile, et que beaucoup d’institutions avaient déjà basculé, ici, là, agriculture, religion, etc., que 68 n’était que la fin de ce phénomène et que ce qui avait changé c’était tout simplement tout. Par exemple en 1900 il y avait 70% d’agriculteurs, il n’y en a plus que 2%. L’espérance de vie était de 40 ans, on passe à 80. La pénicilline a supprimé toutes les maladies infectieuses. Si vous prenez la caractéristique des sociétés avant les années 50-60 et après les années 80, vous allez avoir une coupure gigantesque que 1968 simplement sanctionne, c’est tout.

Auréliano TONET
C’est un révélateur.

Michel SERRES
La plupart des sociologues depuis que je l’ai dit regardent ça, et on voit très bien que toutes les courbes divergent à partir de 70. En 70, pour donner un exemple, l’OMS éradique une maladie, la petite vérole. Or, jusqu’en 1970 on guérissait un malade. Vous avez la grippe, je suis docteur, je vais vous guérir. Vous vous êtes cassé la jambe, etc. Là on a guéri une maladie dans le monde entier, ce qui est un acte gigantesque tout à fait nouveau. 68 ne fait que sanctionner une liste de nouveautés que j’ai listées dans un livre qui s’appelle Hominescence et qui montre ce basculement.

Ollivier POURRIOL
Où on passe du local au global ?

Michel SERRES
Il y a du local au global mais il y aussi le fait qu’il y a un nouveau local. Par exemple en 70 il n’y a pas encore tout à fait Internet, mais aujourd’hui par exemple quand on pense Internet tout le monde pense global. Mais ce n’est pas vrai. En fait le global ça serait la Grande Bibliothèque, cet énorme machin… Mais à quoi ça sert ? Moi avec mon truc je peux avoir dans ma petite boîte de rien du tout tous les livres que je veux. Donc c’est du local. Ce n’est pas tout à fait local/global. C’est beaucoup global, mais une nouvelle définition du local. Et là aussi ça bascule complètement.

Ollivier POURRIOL
Est-ce que c’est votre méthode de manière générale d’importer des choses des sciences dures vers les sciences humaines, de faire un pont entre les deux ? Vous dites par exemple pour 68 qu’avec les lunettes politiques ou économiques on ne comprend pas cet événement, qu’il faut une approche anthropologique : ce n’est ni une révolte ni une révolution mais une cassure, c’est un terme de tectonique des plaques.

Michel SERRES
C’est beaucoup plus profond.

Ollivier POURRIOL
Votre approche consisterait à mettre les événements en perspective sur un temps long en important des sciences dures des méthodes ou des outils…

Michel SERRES
Ou l’inverse. Dans Le Mal propre, mon but c’est de dire : regardez comment on étudie aujourd’hui l’écologie ou les problèmes d’environnement. On les pose avec la chimie, la physique du globe, la climatologie, c’est-à-dire toutes les sciences dures. On décrit l’écologie avec la question : « comment ? », mais on ne pose jamais la question « pourquoi ? » Pourquoi ? Parce que les sciences dures ne posent jamais que la question « comment ? » Tout à coup on dit : pourquoi polluons-nous ? Je réponds : parce qu’on veut s’approprier. Là je touche quelque chose de beaucoup plus profond, qui est l’intention de la pollution. Vous avez raison de dire que je croise toujours les sciences humaines et les sciences dures. J’avais écrit un livre qui s’appelait Le Tiers-instruit pour ça. Parce que si on ne les croise pas, ou on n’a que les sciences dures et on ne comprend rien, ou on n’a que les sciences douces et on ne comprend rien. C’est le croisement qui est important. Dès lors que vous dites : c’est vrai qu’il y a tant de % de CO2 dans l’atmosphère, c’est vrai qu’il y a un effet de serre, c’est vrai qu’il y a un réchauffement climatique. Mais ça c’est : « comment ? » et ça ne résout pas la question. La question, c’est pourquoi on pollue.

Ollivier POURRIOL
Il vous arrive de citer Auguste Comte.

Michel SERRES
Je l’ai publié, même…

Ollivier POURRIOL
Et de dater la science de Jules Verne à Auguste Comte.

Michel SERRES
Oui, il est en retard.

Ollivier POURRIOL
Le partage en disciplines et en matières de l’enseignement français et universitaire vient d’Auguste Comte…

Michel SERRES
En grande partie il vient d’Auguste Comte, ou alors l’inverse : Auguste Comte était aussi tributaire du classement universitaire de l’époque, un classement qui devait dater du début du XIX° siècle.

Ollivier POURRIOL
Vous parlez de l’uchronie de Renouvier. Supposons une uchronie où vous ne partez pas à Stanford et où vous restez dans l’université française. Est-ce que finalement ça n’a pas été une chance de ne pas avoir été intégré dans l’université française ?

Michel SERRES
Il n’y a pas une grande différence entre l’université française et l’université américaine. Ne croyez pas. L’université est un universel. C’est-à-dire on enseigne à peu près partout de la même manière, avec les mêmes classifications et les mêmes exclusions. Quand j’étais à Stanford, un jour il y a un étudiant de sciences qui suivait mon cours – de lettres -, qui m’a dit : il paraît que vous connaissez mon professeur de robotique. Oui, je fais de la haute montagne avec lui… Est-ce que vous lui avez parlé de moi ? Ne lui parlez pas de moi, ne lui dites pas que je suis votre cours… Il était scientifique. Ce n’est pas très différent. L’université des Etats-Unis est aussi médiévale que la nôtre. Elle est plus riche, c’est tout. Elle a fait plus de publicité. Il y a beaucoup plus de T-shirts qui sont marqués UCLA.

Ollivier POURRIOL
Puisque vous êtes un marin, même si vous avez quitté les bateaux et que vous voyagez par les invitations, par les conférences, par les mots, est-ce qu’enseigner aux Etats-Unis vous a fécondé d’une certaine manière, ou pas ? Je me suis demandé si ce n’était pas plus par les paysages américains que par l’Université elle-même ?

Michel SERRES
J’ai enseigné aux Etats-Unis, mais ce qui a été la préoccupation de ma vie c’est d’enseigner un peu partout. J’ai enseigné en Australie, en Corée, au Japon, au Moyen-Orient, en Afrique du Sud, en Argentine, au Brésil. J’ai enseigné partout. Ce qui est intéressant pour moi, c’est de voir comment ça se passe dans tous les pays. On n’enseigne pas en Inde du Sud comme on enseigne à la Sorbonne. Ce qui m’a intéressé le plus, c’est que la population des étudiants commence à se ressembler. Non pas qu’elle soit la même, mais partout il y a un mélange. A la Sorbonne vous avez un mélange, où dominent un peu plus les maghrébins, les étudiants d’Europe de l’Est, les Allemands, tandis qu’à Stanford dominent beaucoup plus les asiatiques, les mexicains. De toute façon ce sont des mélanges. On voit très bien qu’on enseigne toujours à des mélanges. L’homogénéité vient de la différence si j’ose dire. On enseigne à des marqueteries d’étudiants. L’enseignement a changé à cause de ça. On enseigne à des populations mêlées. On n’enseigne pas à des Américains, des Français ou à des Coréens. Les English native speakers dans ma classe sont 10%, 20%. En France maintenant ceux qui parlent français de naissance peuvent être très rares dans la classe. Dans les classes primaires autour de Vincennes et de Montreuil, ils ne sont même pas 10%, le même chiffre qu’aux Etats-Unis.

Auréliano TONET
Pour revenir au Mal propre, vous dites qu’il faut faire acte de réserve. De la réserve avant toutes choses. Ce n’est pas exactement le « Jouissez sans entraves » de mai 68.

Michel SERRES
Non ce n’est pas ça. J’ai peut-être raté dans mon livre, et je le mettrai s’il y a une seconde édition, le symétrique du mal propre : ce serait le bien commun. Pourquoi je ne l’ai pas mis ? Parce qu’en droit français on ne préserve que res nullius, les choses qui n’appartiennent à personne. Ce qui serait l’idéal, ce serait le bien commun. Devant le mal propre il y aurait le bien commun. Ce serait une symétrie magnifique. Et j’y ai pensé évidemment le second jour après l’impression. Ma conclusion c’est de dire que de plus en plus le droit doit viser la question du bien commun. L’exemple que je prends dans mon livre est un très bon exemple : le réchauffement climatique, puisque vous parlez de marine, est en train d’ouvrir les deux grands passages arctiques : le passage du Nord-Ouest au-dessus du Canada, et le passage du Nord-Est au-dessus de la Sibérie. Et dès lors qu’ils seront ouverts, la route qui va suivre ces deux passages va diminuer de 50 à 60% toutes les longueurs des traversées trans-océaniques. Par conséquent tous les grands pétroliers, tous les grands cargos vont passer par là et vont multiplier encore la pollution, multiplier le réchauffement climatique par une sorte de cercle infernal. La question évidemment ce serait de discuter dans les organisations internationales que l’Arctique devienne un bien commun, qu’il ne soit pas pollué.

Ollivier POURRIOL
Vous parlez d’organisation internationale, et vous proposez la création de la WAFEL. Pourquoi lui donner le nom d’une gaufre (gaufre se dit « waffle » en anglais) ?

Michel SERRES
W ça veut dire Water, A ça veut dire Air, F Fire ça veut dire Feu, E ça veut dire Earth, la terre, L pour Living, les vivants. Avec les initiales françaises je n’arrivais pas à trouver un mot amusant, avec les initiales anglaises ça tombait sur WAFEL, c’était joli comme tout.

Ollivier POURRIOL
Est-ce que c’est un exemple que vous prenez pour faire comprendre en négatif l’insuffisance des institutions existantes ou est-ce que c’est un vœu réel ?

Michel SERRES
Les deux. Il m’est arrivé de discuter avec Boutros Boutros-Ghali, l’ancien patron de l’ONU, on a discuté très longtemps ensemble sur ces questions là. Il me disait que le malheur aujourd’hui des institutions internationales, c’est que si on leur parle de l’eau ou de l’air comme enjeu majeur, ils disent « Ah mais monsieur je ne suis pas là pour l’air, je suis là pour représenter les intérêts de ma nation. » Du coup, contrairement à ce qu’on pense, les institutions internationales ne sont pas là pour les questions d’environnement. Elles sont là contre ! Puisque finalement le type qui va représenter la Russie va représenter l’intérêt de la Russie, c’est-à-dire dire : « Moi je veux la propriété des eaux territoriales du passage du Nord-Est. Et moi le Canada je veux la propriété des eaux territoriales », etc. Par conséquent les institutions internationales ne sont pas mondiales. Il faut créer des institutions mondiales, elles n’existent pas, elles sont inter-nationales, toujours nationales. Ça m’avait beaucoup frappé, on ne peut pas avoir la peau d’un seul type de l’UNESCO. Vous êtes à l’UNESCO, vous discutez, il y a des problèmes de culture qui se posent partout… Ils s’en foutent. Eux ils sont là pour représenter le Nigeria, la Colombie, l’Allemagne, etc. Ils sont ambassadeurs de leur pays. C’est tout.

Auréliano TONET
J’aime beaucoup ce que vous dites sur la propriété. Je m’amuse à faire l’aller-retour avec 68… En 68, il y avait une citation de Saint Augustin souvent reprise dans les slogans : « C’est parce que la propriété existe qu’il y a des guerres, des émeutes ou des injustices… » Il me semble que 68 était aussi une révolte contre la propriété, tant dans le champ intime, amoureux que social. Si on pense à l’autogestion ou à l’amour libre, c’est une tentative de remise en cause de la propriété, pourtant ça a échoué.

Michel SERRES
La propriété, là, était prise sous son aspect ordinaire. Il faut quand même que vous acceptiez que mon livre prend le droit de propriété sous un angle complètement différent. Le droit de propriété jusqu’à mon livre, disons, c’était toujours une convention à la Rousseau. Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire « Ceci est à moi » et trouva des contemporains assez naïfs pour le croire… C’est une sorte de contrat entre deux personnes, donc une convention. La propriété est toujours considérée comme une loi positive et pas naturelle. Je reviens là-dessus, je dis pas du tout, la propriété n’est pas une convention entre les hommes, il n’y a qu’à regarder les tigres qui pissent aux limites de leurs niches, les chiens, les lions, les rossignols qui chantent, etc. vous vous apercevrez que tous les animaux pour définir leur habitat, leur remise, leur niche mettent leurs déjections aux limites, pour défendre leurs frontières. Par conséquent, qu’est-ce que nous faisons, nous ? Nous faisons pareil. Si je crache dans la salade, vous n’allez pas la manger. Si je couche dans les draps et que je les salis, vous n’allez pas y coucher. Manger, coucher, etc. toutes les actions individuelles puis ensuite collectives pour le pagus, ensuite la nation, prouvent que nous suivons les conduites animales. Il y a une communauté des vivants pour définir une propriété. Par conséquent, comme cette propriété est toujours accompagnée d’une déjection - le mot « pollution » lui-même veut dire ça, mon cher. Le mot « pollution » était un mot à l’origine religieux qui voulait dire salir les draps après la masturbation, après l’éjaculation.

Ollivier POURRIOL
La carte de géographie…

Michel SERRES
La pollution veut bien dire ça : salir avec une déjection corporelle. J’enracine le droit de propriété dans les usages des animaux. Je dis qu’on les perpétue par les conduites humaines et que toute la question c’est de n’être plus des animaux. Qu’est-ce que c’est que l’humain ? C’est celui qui à un certain moment se dégage de la conduite animale. Ça, c’est une tout autre attaque de la question de la propriété que mes prédécesseurs. Ça touche au problème de la pollution profondément, d’une manière que personne n’a traitée. Tout le monde traite de la pollution, justement, au moyen de ces sciences dures, physiques, et on a raison de le faire, mais ça ne résout pas la question, ça la décrit.

Auréliano TONET
Il y a un très beau passage où vous décrivez le beau comme désapproprié, comme débarrassé d’immondices. Ça me rappelle un vers de Baudelaire : « Tu m’as donné de la boue, j’en ai fait de l’or. » Est-ce que vous pouvez préciser le rôle que vous assignez à l’artiste ? C’est celui qui dé-couvre, c’est ça ?

Michel SERRES
C’est un peu latéral dans mon livre, je dis simplement en effet que dès lors qu’on pollue quelque chose, on n’a pas une perception esthétique de cette chose. Il est bien clair que le commandant de bateau qui dégaze en pleine mer n’a jamais vu la mer. S’il l’avait vue, il n’aurait pas pollué, il n’aurait pas dégazé. Et cette vue là est une vue esthétique. Et c’est une bonne définition de la vue esthétique. Le fait que tout à coup il est bien clair… Un publicitaire voulait mettre d’immenses panneaux sur le Mont Blanc. Il n’avait jamais regardé le Mont Blanc. Quand on regarde le Mont Blanc, on voit bien qu’il y a des dieux…

Ollivier POURRIOL
Vous dites que les publicitaires, de manière nouvelle par rapport aux conduites animales qui consistent à salir pour s’approprier, salissent des endroits pour se les approprier, mais où ils n’habitent pas, précisément. Ils font subir aux pauvres ce qu’ils épargnent aux riches. Vous remarquez que l’Ouest parisien est vierge…

Michel SERRES
Vous avez remarqué ? La traversée du périphérique est formidable pour ça.

Ollivier POURRIOL
Dans Le mal propre, vous parlez à la fois de la catastrophe écologique qui menace et en même temps vous dénoncez une catastrophe perceptive qui est déjà là…

Michel SERRES
C’est ce que j’appelle le dur et le doux. Il y a la pollution dure, le pétrole, les choses comme ça, et la pollution douce.

Ollivier POURRIOL
Est-ce que cette pollution douce dont vous montrez qu’elle a des conséquences dures puisque ça finit par se transformer en objets… Est-ce qu’il faut commencer par lutter contre cette pollution douce pour se dégager ensuite des pollutions dures, ou à l’inverse, comme on le dit actuellement, faut-il prendre des mesures de nature dure ?

Michel SERRES
Je ne crois pas qu’il y ait d’antériorité de l’une par rapport à l’autre. Le souci de ma démonstration c’est de dire il y a appropriation dans tous les cas, et que pour résoudre la question, il faut revoir la question du droit de propriété. Par exemple, vous êtes propriétaire et vous achetez tout le mur pour y mettre dessus Mac Donald. Il est bien clair que dans le droit français aujourd’hui, le droit de propriété, c’est ma propriété parce que c’est mon mur. Contre argent comptant vous allez être le propriétaire de ce mur et vous pourrez mettre ce que vous voudrez dessus. Mais c’est un mensonge gigantesque parce que ce n’est pas la surface du mur que vous achetez, c’est tout le volume perceptif. D’aussi loin que je sois je vais voir Mac Donald. Vous avez acheté en fait un volume d’air gigantesque qui est occupé par les couleurs abominables de MacDonald. Et ça vous ne l’avez pas acheté. Or ce volume perceptif, il est vraiment un bien commun.

Ollivier POURRIOL
Est-ce qu’une taxe pollueur-payeur sur la question du volume perceptif pollué par une image serait une bonne idée ?

Michel SERRES
Non. Parce que la taxe pollueur-payeur est un aveu de ce que c’est que l’argent. L’argent c’est de la merde, exactement comme la pollution. C’est l’équivalent merdeux…

Ollivier POURRIOL
On joue en équipe, comme vous dites, dans le stade anal…

Michel SERRES
C’est l’aveu freudien. Ce n’est pas moi qui ai inventé que l’argent c’est de la merde. C’est dans Freud. A l’âge anal, les enfants font dans le pot, sont tout à fait fiers, mettent le doigt dedans pour écrire. Ce stade anal-là est resté dans pollueur-payeur. Je déteste l’équation pollueur-payeur.

Auréliano TONET
Pour vous la solution réside dans le bien commun.

Michel SERRES
La solution, c’est certainement un accord juridique concernant le bien commun. Qu’est-ce que c’est que le commun ? D’une certaine manière il faudra un jour se mettre d’accord sur le fait que la planète est notre bien commun. La planète n’appartient à personne. Comment se préoccuper du bien commun ? Les meilleures civilisations, je crois, les meilleures cultures sont des cultures qui ont très bien défini et respecté le bien commun.

Auréliano TONET
Par exemple ?

Michel SERRES
Je ne sais pas. Dès lors que vous avez des rues nettoyées au lieu de rues pleines d’ordures, vous voyez que la société s’occupe du bien commun.

Ollivier POURRIOL
A Neuilly c’est très propre… A la fois dans votre manière d’inventer en philosophie et en poésie, je crois que vous aimez Georges Brassens, j’ai cru reconnaître des paroles : le grand Pan est mort…

Michel SERRES
Le grand Pan est mort, c’est le cri de toute la Méditerranée au premier siècle après Jésus Christ. Vous trouverez ça à peu près dans tous les textes de l’Antiquité. Ce n’est pas Brassens…

Ollivier POURRIOL
Ce que je voulais dire par là, je sens une veine en vous anarchiste au sens anti-institutionnel, anticlérical, et en même temps avec ce désir de remplacer la guerre de tous contre tous par la guerre contre le monde, on comprend que c’est une guerre au nom du monde… vous faites un vœu de douceur, de partage, d’humanisation. C’est un but religieux que vous avez l’air de vous assigner, mais religieux au sens d’une hérésie, je me suis demandé si vous étiez un hérésiarque, ou pour finir ma question, est-ce que vous êtes chrétien ou christique ? Il y a un appel mystique d’effacement, comme si vous vouliez donner la voix aux pauvres, aux misérables, aux sans lieu, aux sans terre. Dans le Contrat Naturel vous faites droit aux plantes, aux montagnes…

Michel SERRES
Ça, c’est de l’animisme plutôt que du christianisme…

Ollivier POURRIOL
En paysan païen…

Michel SERRES
Votre question…

Ollivier POURRIOL
Elle est mal posée !

Michel SERRES
Au contraire, je vais en faire l’éloge. Votre question consiste à me présenter un mille-feuilles. Vous me dites : c’est de la philosophie. Mmmm. C’est de la poésie. Mmmm. C’est de l’anthropologie. Mmmm. C’est du christianisme… C’est de l’hérésie… C’est quoi ? Au fond c’est ça votre question. La réponse est de dire c’est ça justement ma préoccupation. On ne peut pas faire de la philosophie si d’une seule émission de voix on ne parle à la fois mathématiques, physique, sciences dures, histoire des religions…

Ollivier POURRIOL
Vous faites le pont ?

Michel SERRES
Oui.

Ollivier POURRIOL
Vous faites des pontages ?

Michel SERRES
Oui. Mais ce n’est pas pour rien que j’ai parlé de mille-feuilles. Je parlerais plutôt moi d’une émission de musique à plusieurs voix. Parler à plusieurs voix. Si vous regardez Platon, il parle à plusieurs voix. Vous le regardez, et vous écoutez bien, oui ça c’est la bonne géométrie, ah non c’est aussi de la religion, ah non c’est de la politique, ah non… et vous voyez qu’il parle à plusieurs voix. Un philosophe doit parler à plusieurs voix. Et du coup votre question est le plus grand éloge que je peux recevoir d’une bouche humaine. Parce que vous me dites mais voyons monsieur, c’est de la poésie, ça m’embête, vous êtes hérésiarque, vous êtes anarchiste, donc c’est à la fois de la politique, etc. C’est ça la philo. Si la philo ne réussit pas cette espèce d’émission plurale, à dire avec une seule émission de voix la totalité des sens en question, alors qu’est-ce que c’est la philo, c’est une spécialité ? Ce n’est pas la peine alors… C’est pour ça que c’est une très bonne question. C’est l’empilement des sens, toc, et vous le dites d’un coup.

Ollivier POURRIOL
C’est le contraire d’un objet publicitaire qui se veut univoque.

Michel SERRES
C’est plurivoque. J’allais presque dire fugue et contrepoint.

Ollivier POURRIOL
Et tag aussi. Vous dites : ma page, mon tag de rage.

Auréliano TONET
C’est étonnant d’illustrer la couverture du livre avec ça.

Michel SERRES
Justement, ça c’est la critique de la pollution douce. Le type qui tague. Mais je l’ai bien choisi, j’ai quand même mis « Love » dessus.

Auréliano TONET
C’est vous qui l’avez tagué ?

Michel SERRES
Ce n’est pas moi qui l’ai tagué, mais parmi plusieurs tags qu’on m’a proposés j’ai choisi celui où sur la porte était marqué « Love ».

Auréliano TONET
Vous parliez de polyphonie tout à l’heure… Jeremy Rifkin, si j’ai bien compris son travail, dit on est passé de l’âge de la propriété…

Michel SERRES
…à l’âge de l’accès. Il y a une page qui parle un peu de ça à propos des franchises. Vous avez remarqué ?

Auréliano TONET
Oui. Mais je n’avais pas vu la référence directe à Rifkin.

Michel SERRES
Ce n’est pas Rifkin, mais c’est analogue à ce que dit Rifkin, ce que je dis des franchises. Rifkin ne s’est pas aperçu que quand il parle de l’accès, il parle finalement du droit de propriété sans le savoir. Rifkin ne voit pas la différence entre le dur et le doux. La propriété du mot et non pas la propriété de la chose. Dans mon livre il y a un basculement entre la propriété du dur et la propriété du doux, que lui ne voit pas du tout. Il croit que c’est donné. Non, c’est fabriqué.

Auréliano TONET
Internet est presque un autre monde, un monde virtuel. N’y a-t-il que de la pollution dans ce réseau ?

Michel SERRES
A supposer que toute la publicité des entrées de villes se mette sur l’Internet, je serais bien content. Au moins ils ne saloperaient pas la totalité de notre espace vital. Les entrées de villes quand j’avais votre âge avaient consacré aux yeux du monde entier la France comme douce France. C’était la douceur de vivre. Et maintenant ces entrées de villes hurlantes à la manière du New Jersey, c’est quelque chose d’une abomination telle… On est tellement dans la laideur qu’on ne la voit plus. J’ai longtemps milité contre la peine de mort mais je pendrais bien haut et court ceux qui ont fait des choses pareilles. Je dis ça en plaisantant, évidemment.

Auréliano TONET
Je suis journaliste. La publicité m’est utile aussi…

Michel SERRES
Elle vous fait vivre.

Auréliano TONET
Le message publicitaire, la publicité est forcément nocive ?

Michel SERRES
Elle a une qualité, la publicité, une seule. C’est la seule émission aujourd’hui qui ne ment pas. Essayons d’expliquer ça. La publicité est toujours accompagnée d’une annonce que c’est de la publicité. A la télé on vous dit PUB ! et puis on dit quelque chose. Ou dans les journaux il y a un encadré PUB. Par conséquent quand vous lisez la pub, vous savez que c’est de la pub, donc vous n’y croyez pas. Votre perception de la pub est changée par l’annonce de la pub. La pub est du méta-langage, la pub ne méta-ment pas. Elle ne fait pas de méta-mensonge. Vous ne croirez jamais que la moutarde Palmolive est en train de changer votre sexualité, pourtant c’est dit…

Ollivier POURRIOL
Pourtant ça pique…

Michel SERRES
J’invente, vous voyez ce que je veux dire. Vous ne croyez jamais ce type de message là, que Persil va laver vraiment plus blanc, c’est pareil qu’une autre lessive. Mais elle ne ment pas puisqu’elle met PUB. Mais partout ailleurs il n’y a pas PUB. C’est là que ça ment… C’est finaud cette affaire. De toute façon, ma lutte contre la pub c’est la lutte contre l’occupation de l’espace. Ça c’est insupportable. Et elle ne fait que croître, cette occupation de l’espace. Il y a des voyages que vous ne pouvez plus faire, entre Limoges et Périgueux par exemple, sans avoir une affiche de pub tous les vingt mètres, trente mètres. Vous ne voyez plus le paysage. Les publicitaires ont volé l’espace. La publicité, c’est le vol !

Ollivier POURRIOL
Proudhon moderne… Vous avez parlé du football dans l’une de vos chroniques sur France-Info. Les maillots des esclaves footballeurs sont couverts de publicité, ce sont des hommes-sandwiches. Vous avez souvent cité Zinedine Zidane comme un admirable sportif. J’avais envie de vous interroger sur ce fameux coup de boule qu’il a donné en finale. De votre point de vue à vous, qui est un point de vue de mille-feuilles, est-ce que vous diriez que c’était un geste de voyou irresponsable, un geste d’homme ou un geste de Spartacus sonnant la révolte des esclaves ?

Michel SERRES
Ma réponse est toute simple. Après ce coup de boule, j’avais lu dans les journaux un article d’un philosophe, d’ailleurs, que je ne nommerai pas, qui disait : là on a vu que Zidane n’était pas un dieu. J’avais envie de téléphoner à ce philosophe et de lui dire : vraiment mon cher tu ne sais pas ce qu’est un dieu. Zinedine Zidane est un dieu.

Ollivier POURRIOL
Il joue comme un dieu.

Michel SERRES
Il joue comme un dieu, mais ça c’est une métaphore. Mais c’est un dieu, vraiment. C’est un dieu au sens de l’Antiquité. C’est Hercule, c’est Neptune, c’est Jupiter. C’est un dieu. Et en tant que dieu de l’Antiquité, les dieux de l’Antiquité ont ceci de particulier qu’ils violent, volent, tuent, font n’importe quoi. Et donc c’est là qu’il a montré qu’il était un dieu. Et ça c’est une réponse que vous souhaitez. Elle est à la fois poétique, philosophique, historique, de l’histoire des religions et anthropologique. Les dieux du stade sont ça. Et non pas le dieu des religions modernes.

Ollivier POURRIOL
C’est le seul footballeur qui ne soit pas un esclave ?

Michel SERRES
C’est le seul footballeur qui ait montré la vérité de ce que nous pensons des footballeurs en général. Nous fabriquons, nous, des dieux. Nous avons des machines à fabriquer des dieux. C’est le dernier mot de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion se terminent par cette phrase-là : Nos sociétés sont des machines à fabriquer des dieux. Et donc nous fabriquons des dieux en permanence.

Ollivier POURRIOL
Après Socrate et Jésus, Zinedine Zidane ?

Michel SERRES
Non, mais il y en a bien d’autres. Carla Bruni est une déesse. Est-ce que vous avez observé comment est morte Lady Di ? Je voudrais vous demander comment les empereurs romains devenaient des dieux ? Exactement de la même façon. Ils mouraient de façon violente et après on les divinisait. On a assisté, simplement, à ce qu’on appelait l’apothéose. On a assisté à une situation qui date exactement de trois-quatre siècles avant Jésus Christ. Nous sommes très modernes.

Ollivier POURRIOL
Vous avez évoqué Bergson. Vous parlez rarement de philosophes français…

Michel SERRES
Excusez-moi, j’en ai publié 145 volumes !

Ollivier POURRIOL
Je veux dire que dans vos livres à vous, dans votre manière d’écrire, on sent bien que vous valorisez davantage l’invention, vous n’êtes pas là pour transmettre quand vous inventez, vous préférez être le rameau qui quitte la branche puisque vous n’êtes pas en situation d’enseignement mais de création. Je voulais vous demander… Si on considère l’arbre de la philosophie française, le rameau qu’a cherché à faire pousser Bergson, j’ai l’impression qu’il poussait pas très loin de vous. Il disait que le corps de l’humanité s’était agrandi démesurément, qu’on attendait un supplément d’âme. Lui attendait un génie mystique. Vous attendez, vous, des réponses du côté des institutions et du droit plutôt que du mysticisme. Là où Bergson attendait un génie mystique, je me demandais si vous n’attendez pas simplement une sorte de rayonnement ou d’aura des livres de philosophie ou de la parole philosophique, et si vous n’avez pas une confiance dans les signes fabriqués artisanalement et amoureusement qui réussiraient là où la mystique religieuse échouerait ?

Michel SERRES
Je ne sais pas répondre à la question parce que je n’ai pas fini. Il est possible que Bergson ait raison. Mais je n’en suis pas sûr. Je suis encore trop jeune pour répondre à la
question…

Ollivier POURRIOL
Vous disiez à la Marche du siècle il y a un certain temps que vous aviez pour ambition de finir par une morale.

Michel SERRES
Je l’ai écrite. J’ai écrit un livre qui s’appelle Nouvelles du monde. C’est un recueil de nouvelles, qui secrètement n’est pas un recueil de nouvelles. Je n’ai pas voulu écrire un livre de morale. Dès que vous écrivez un livre de morale c’est abominable. Vous paraissez donner des leçons comme Sénèque ou comme mes contemporains. Je préfère ne pas donner de leçons, et raconter des histoires, de façon un peu discrète. Mon livre de morale est déjà écrit. Mais je ne finirai pas par une morale.

Auréliano TONET
Dans Le Mal propre, il y a une certaine forme de morale, on parlait de la réserve…

Michel SERRES
Il y a plutôt une éthique de conduite physique et d’intention. C’est plutôt une éthique sociale, une éthique humaine. Pas une morale au sens de votre camarade, plutôt une éthique au sens de la conduite.

Auréliano TONET
Il y a aussi l’idée d’être locataire. Pour moi le locataire paye un loyer. J’ai envie de vous demander : à qui ?

Michel SERRES
Vous avez vu l’étymologie du mot lieu ? Le mot lieu en français, le locus latin ou le topos grec qui est l’origine du mot, c’est l’ensemble des organes sexuels et génitaux de la femme. Le seul lieu dont parlent les hommes c’est justement la vulve, le vagin, l’utérus. C’est extraordinaire, vous ne trouvez pas ? Etre locataire, ça veut dire être le fœtus. Il est dans le lieu. Nous sommes tous des gens qui voulons revenir au lieu originaire, un peu comme Platon le dit. L’idée de location, de locataire est sortie, si j’ose dire, de cette étymologie-là. Alors payer le loyer… Je crois que si on avait une idée du bien commun, on serait tous propriétaires de son logement. Ça c’est un droit sacré, puisque je le pense un droit naturel. Toute la morale consisterait à ne pas dépasser de beaucoup le lieu auquel on a droit. C’est-à-dire de ne pas baver très loin. C’est pourquoi à la fin je dis j’ai honte de signer mon livre. Parce que je vais en dehors de mon habitat…

Ollivier POURRIOL
C’est un rêve d’effacement.

Michel SERRES
De retrait.

Ollivier POURRIOL
Dans vos chroniques, à chaque fois qu’on vous a proposé un sujet d’actualité, vous avez répondu en inscrivant le temps court dans un temps long, ou par une variation d’angle, ou par un mythe pour interpréter un événement et lui donner une perspective… Votre révolte n’est jamais là où on s’attend à ce qu’elle soit. Sur la publicité on pouvait s’y attendre mais vous le faites en partant d’une analyse de la catastrophe écologique, vous décalez, et vous dites catastrophe perceptive…

Michel SERRES
Je crois que pour adopter vraiment un point de vue philosophique sur un sujet, il n’est pas mauvais de faire ce contre-pied que vous décrivez, dès lors que vous avez un contre-pied déterminé, tout à coup vous voyez l’objet d’une façon tout à fait nouvelle.

Ollivier POURRIOL
C’est un truc d’ailier ou de trois-quarts ?

Michel SERRES
Trois-quarts centre. Le contre-pied…

Ollivier POURRIOL
Par exemple j’étais persuadé que vous alliez tomber sur le râble des émissions comme la Star Academy, et pas du tout, puisque vous en faites un éloge religieux, en disant les vrais saints sont ceux qui ne se manifestent pas. On voit que vous avez connu les guerres. Vous partagez ça avec Alain.

Michel SERRES
Alain disait ça aussi ? Un jour je me suis trouvé sur les Champs Elysées par hasard. Il y avait un attroupement formidable. Je demande à une jeune fille : Mais qu’est-ce que c’est ? Elle me répond : Vous ne savez pas ? Mais ce sont les Académiciens ! Je suis revenu à l’Académie le jeudi d’après et j’ai dit : Messieurs, c’est terminé, ce n’est plus nous !

Auréliano TONET
Une des surprises du livre, à un moment vous faites une équivalence locataire-libertaire. Vous seriez donc libertaire aussi ?

Michel SERRES
Dans un sens oui. La liberté, dès qu’elle est inscrite dans les murs, elle est morte. On croit qu’on la tient, on croit qu’on l’a, et on s’endort sur son oreiller. La liberté ce n’est pas ça, elle est tout le temps en train de devoir être conquise, de recommencer, de la reprendre, de la réinventer sans arrêt. Si le mot libertaire veut dire quelque chose, il veut dire ça : réinventer sans arrêt, ne pas s’endormir sur la notion de liberté. Parce que la liberté ce n’est rien d’autre que ce geste-là. La réinvention sans arrêt. Si vous croyez que c’est déjà dans la loi, vous vous endormez, et vous êtes esclave, tout de suite. La liberté c’est le geste sans arrêt repris et sans arrêt nouveau de reconquérir quelque chose qu’on n’a pas. Si vous appelez ça libertaire, alors oui c’est ça que je cherche. Et dans la pensée c’est quand même ça ce que vous dites, changer de point de vue sans arrêt pour voir les choses de façon complètement neuve.

Ollivier POURRIOL
Est-ce que vous arrivez encore à vous surprendre ? Jean Lescure, poète, fondateur de l’Oulipo, président des Cinémas d’Art et d’Essai pendant trente ans, me disait un jour : ce qui m’intéresse quand j’écris, c’est de me surprendre dans le sens où on découvre quelque chose de nouveau sur soi…

Michel SERRES
Un jour quelqu’un m’a demandé : Comment vous définiriez votre métier ? Je me raconte tous les matins des histoires que je ne connaissais pas la veille. Et si je connaissais déjà cette histoire, je m’arrête de la raconter. C’est pour ça que j’ai quitté un peu le format universitaire. Je vois tous les copains qui sont dans l’Université, ils font toujours le même livre. Ils font toujours A dans B. Dieu dans Descartes ou la sexualité chez les tourteaux…

Ollivier POURRIOL
Les « thésitifs » ?

Michel SERRES
C’est-à-dire ce format-là, il ne faut pas cracher dessus. C’est le meilleur possible. C’est le plus honnête, c’est le plus stable, c’est celui qui ment le moins, c’est le plus loyal, c’est le
meilleur. Donc il est extrêmement difficile à lâcher, parce qu’il est bon. Si c’étaient des voyous, si c’étaient des salauds, ce serait facile de les quitter. Mais non, ce n’est ni des salauds, ni des voyous, c’est des gens honnêtes, modestes, qui font très bien leur travail. Magnifiques. Il n’y a que du bien à dire d’eux. Donc il faut vraiment les quitter.

Ollivier POURRIOL
Quand on aime il faut partir, disait Blaise Cendrars… Sur la question du réchauffement climatique, qu’est-ce que vous conseillez aux béotiens comme nous qui voudraient se mettre au clair, prendre des éléments de sciences dures avec de bonnes sources d’information qui ne soient pas prises déjà dans un débat outrancier ?…

Michel SERRES
Dès qu’il y a un débat, c’est les plus sots des intégristes qui se battent.

Ollivier POURRIOL
Où aller pour se renseigner ?

Michel SERRES
Pas la peine de chercher de renseignements, la question est résolue. Le climat se réchauffe, et c’est probablement notre faute. Pas la peine d’aller chercher midi à quatorze heures. Le problème maintenant c’est de résoudre la question, pas de la poser.

Ollivier POURRIOL
Vous pensez que le débat…

Michel SERRES
…est clos, oui. Il a commencé il y a longtemps, mais il est clos. Il n’y a qu’à aller sur Wikipédia. Vous avez tout sur Internet. Mais quoi faire ? Je veux répondre à la question.
Je déteste les gens qui sont contre, vous savez, il y a beaucoup de philosophes technophobes. Presque tous. Mais ils ont tous une voiture, ils se douchent à l’eau chaude. Mais alors il faut être comme Thoreau, le philosophe américain. Lui il était technophobe. Il est allé dans une cabane au fond des bois. Il en a tiré les conséquences, il faut être honnête. Il faut agir soi-même en conséquence, c’est tout. C’est-à-dire faire de la voiture partagée…

Auréliano TONET
C’est une éthique ?

Michel SERRES
Je crois…

Ollivier POURRIOL
Vous croyez à la solution par l’individu ?

Michel SERRES
Je crois qu’aujourd’hui le connectif remplace le collectif.

Ollivier POURRIOL
Vous espérez un mouvement viral en partant des individus ?

Michel SERRES
Je crois à Madame Huard. Madame Huard est une bonne mère de famille belge de Liège dont on n’a rien à dire sinon qu’elle est attachée administrative. Madame Huard devant ses
fourneaux a eu l’idée que les bagarres entre les flamands et les wallons étaient des conneries. Elle l’a mis sur son blog. Elle a eu l’idée quand même de mettre son blog sur un site un peu plus public. En quatre semaines elle a eu 500 000 réponses. Et le Premier Ministre en exercice à l’époque avec 35 ans de carrière, il avait 600 000 voix.

Ollivier POURRIOL
Elle s’est présentée ?

Michel SERRES
Non, elle n’a rien fait. Elle continue. Mais pour moi c’est l’hirondelle qui annonce le printemps. Là tout se passe. Un nouveau monde apparaît. Je crois qu’il y a aujourd’hui
vous, elle, moi, mon voisin, c’est ça la société. Et les grandes institutions géantes, les élections primaires américaines, TF1, c’est des dinosaures qui ne sont pas loin de leur mort. L’université, vous vous rendez compte, elle est géante, le résultat… terrible…

Auréliano TONET
Les canaux de la révolte sont dans le connectif ?

Michel SERRES
Je crois. Ça ne s’appelle peut-être pas la révolte mais une nouvelle manière d’être ensemble. Le bien commun. C’est une utopie peut-être, mais je crois quand même que ça
passera par là.

Ollivier POURRIOL
Le monde n’a de chance qu’en repassant par le local.

Michel SERRES
Oui. C’est-à-dire c’est plus compliqué que ça, cher ami. Il y a une technologie absolument globale aujourd’hui qui nous permet une politique du local. L’Internet…

Ollivier POURRIOL
C’est un objet-monde comme vous dites ?

Michel SERRES
C’est un objet-monde qui permet à un nouvel individu d’exister. Il y a un nouvel ego avec une nouvelle conscience. Une nouvelle manière de se connecter à autrui. Et de nouvelles
méthodes. Descartes est mort. Le discours de la méthode est mort. La méthode, c’est les procédures. C’est des algorithmes maintenant, des procédures qui permettent ça. Il y a un nouveau cogito, un nouvel ego. Il y a un individu contemporain qui est en formation. Madame Huard, vous, moi…

Ollivier POURRIOL
Pour renverser les rôles, est-ce que vous auriez une question à poser à vos lecteurs ?

Michel SERRES
Plutôt une supplication : de se dé-droguer de la société du spectacle. Tous ces dinosaures dont je parle subsistent par le spectacle. Le spectacle est vide aujourd’hui d’information. Il
est sans intérêt, désormais, ce spectacle-là, qu’il soit sportif, Star Academy ou politique, ou électoral.

Ollivier POURRIOL
Socrate parlait à ses propres yeux en leur disant : « Détournez-vous »… du spectacle des suppliciés exposés le long des murs d’Athènes. Vous demandez à vos lecteurs de fermer les yeux… mais pas à vos livres.

Michel SERRES
Non, même à mes livres, pourquoi pas. Qu’ils soient eux-mêmes…

Ollivier POURRIOL
Faute de spectateurs, vous pensez que le spectacle cessera ?

Michel SERRES
Le spectacle a envahi la totalité des conduites sociales. Il n’est pas d’aujourd’hui. La cour était un spectacle, Madame Verdurin c’est un spectacle. Les belles femmes qui se
présentaient au bois de Boulogne avec leurs calèches au XIX° siècle, c’était un spectacle aussi, c’était le people de l’époque. Mais aujourd’hui ça a envahi toute la société. Il n’y a qu’une drogue aujourd’hui c’est : Qui a gagné ? Qui a gagné à la Star Academy ? Qui a gagné au football ? Qui a gagné les primaires américaines ? Qui a gagné aux sondages ?

Ollivier POURRIOL
J’ai l’impression que vous, vous représentez les perdants. Vous dites : la réalité c’est perdre. La douce voix de la philosophie vous permet de porter ce message.

Michel SERRES
La philosophie est la grande perdante du monde contemporain. Elle a une chance historique, c’est extraordinaire ! Dès que vous voyez des philosophes qui gagnent, c’est mauvais signe.

Ollivier POURRIOL
On va essayer de perdre, alors.

Auréliano TONET
En ça, c’est une révolte, parce que la révolte c’est la volte-face, étymologiquement.

Michel SERRES
Je ne suis pas complètement sûr que le mot révolte me concerne beaucoup. Mais enfin que ce soit une conversion, une volte, oui… Parce que la révolte est un mouvement qui va contre quelque chose, et si vous allez contre quelque chose vous allez le mimer. Saint Georges qui se bat contre le dragon, c’est un dragon. C’est de la dialectique pure et simple, ce n’est pas intéressant, la révolte. C’est l’invention qui est intéressante. Se tourner vers autre chose…

Ollivier POURRIOL
Pas le combat mais la grâce.

Michel SERRES
Oui, peut-être.

Ollivier POURRIOL
Simone Weil ?…

Michel SERRES
C’est à cause d’elle que j’ai fait de la philosophie…

Wednesday, January 24, 2007

LES INFILTRES de Martin Scorsese

Vanité des disparus

Première trahison pour Les infiltrés, le titre original, The departed, signifie plutôt «ceux qui sont partis», «les défunts», «les disparus». L’expression anglaise consacrée lors des enterrements dit “the faithful departed”, «les fidèles disparus», dont le «fidèles» a pour l’occasion disparu. A décharge, on remarquera que « les infiltrés » peut désigner aussi bien ceux qui infiltrent que ceux qui sont infiltrés. Les traîtres et les trahis réunis dans le même mot, comme deux possibilités au fond équivalentes. Ce titre traître se révèlerait ainsi fidèle à l’envers, par son ambiguïté… To depart, c’est également s’écarter de la règle, ce que Scorsese lui-même semble faire : on n’est plus à New York mais à Boston, adieu les « affranchis » de la mafia italienne, bonjour la mafia irlandaise, tout aussi (peu) catholique. Et le film pose donc implicitement cette question étrange : En quoi et à quoi les disparus seraient-ils fidèles ? Disparaître, n’est-ce pas au contraire fuir, manquer, trahir ?

La trahison, dans ce film, est aussi généralisée qu’un cancer. Ce n’est plus un accident regrettable, c’est une méthode, la même des deux côtés. Les voyous infiltrent les flics, et réciproquement. C’est à qui découvrira avant l’autre l’identité de la taupe qui le gangrène. Le film se déploie ainsi selon une parfaite symétrie : l’ascension du voyou chez les flics, celle du flic chez les voyous. Ascension dont le revers est pour chacun une chute dans son milieu d’origine.

Spinoza démontrait qu’on finissait par ressembler à ceux qui nous entouraient. Mais Colin Sullivan (Matt Damon), le voyou infiltré chez les flics, est davantage pris au piège de son arrivisme qu’à la tentation de devenir honnête ; et Billy Costigan (Leonardo di Caprio), le flic infiltré chez les voyous, reste moins déchiré entre deux identités que brisé par ce qu’il doit laisser faire sans pouvoir intervenir. Pas d’osmose, pas de transfusion du milieu vers l’infiltré. L’infiltré reste étanche. S’il n’en peut plus, ce n’est pas à cause d’un dilemme moral mais parce qu’il risque d’être découvert. Le bien ou le mal deviennent ainsi un pur effet d’écriture. Le voyou infiltré est canonisé par son profil de flic parfait. Le flic infiltré est mis en danger par les dispositions censées assurer sa sécurité. C’est d’être protégé qui l’expose, puisqu’il suffira à Sullivan d’effacer le dossier de Costigan pour le faire basculer du côté des méchants, et l’annihiler. Ce nominalisme administratif, en même temps qu’il relativise toute idée de justice terrestre, restaure la puissance du Verbe. Mais que l’on croie à l’esprit ou aux écritures, le résultat est le même : la mort a toujours le dernier mot.

Suivre sa perfection propre était la condition de toute joie chez Spinoza ; chez Scorsese, on ne peut rester fidèle qu’à son imperfection originelle, qu’à une faute le plus souvent héritée. Impossible de s’écarter de son milieu. Si tu t’en sors, tu ne vas jamais très loin. La mort est bientôt là sur ta route, fidèle compagne. Ce serait la morale de ce film sans morale : on ne peut compter que sur la mort. Toujours fidèle, elle constitue la seule valeur sûre dans un monde de vanités.

Ou comme le dit Costello, le parrain irlandais interprété par Jack Nicholson : « Flic ou voyou, quand tu te retrouves face à un flingue, quelle différence ? » COSTELLO lui-même n’est-il pas le résultat de l’addition : COSTigan + SuLLivan, agrémenté d’un o final qui l’anoblit en mafieux d’origine contrôlée ? Si Costigan et Sullivan sont les deux faces d’une même pièce, il s’agit moins d’une inversion des valeurs que de leur stricte équivalence, et de leur démonétisation. Qu’importe de qui l’emporte si flics et voyous emploient les mêmes méthodes ? Et que faire de ce constat à somme nulle ?

Le XVII° siècle chrétien a inventé la « vanité », peinture qui mettait en scène des objets symbolisant le caractère passager des plaisirs terrestres, crâne humain, etc. : la « nature morte » pour exalter par contraste l’éternité divine. Scorsese dit avoir constellé son film de croix, comme autant de memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir »). Mais cette croix ne nous rappelle-t-elle pas quelque chose ou quelqu’un ? « The departed », traduit par un pluriel, pourrait aussi bien s’entendre au singulier. Et qui serait « le » disparu ? Qui manque, sinon Dieu, autre nom de notre désespoir ?

Scorsese a failli être prêtre. Il a failli. Il s’est écarté. Catholique, mais sans orthodoxie. Catholique au sens grec d’universel. The departed est une vanité catholique. Irlandais de Boston ou Italiens de New York, à la fin c’est égal. A la fin, il ne reste plus rien ni personne de vivant, qu’un rat. Un rat sur fond de capitole, n’est-ce pas la nature morte ultime ? Le comble de la nature morte : après la mort, la vermine. Gangs of New York s’achevait lui aussi dans un bain de sang qui mêlait indistinctement les ennemis d’hier. Grotesque coup de théâtre, la mort tombait du ciel, ex machina, égalisait les conditions… et le film cessait faute de combattants. Natifs ou Irlandais, flics ou voyous, riches ou pauvres, droits ou tordus, orthodoxes ou hérétiques, tous égaux dans la danse macabre de Scorsese.

Après avoir voulu montrer ce que Dieu aurait pu être dans La dernière tentation du Christ, Scorsese préfère finalement la théologie négative, et nous montrer ce que Dieu n’est pas. Il nous le montre avec une telle violence que ce néant fait naître en creux l’évidence d’autre chose. Scorsese fait de son cinéma une machine à détourner des désirs terrestres, tous également vains, et à rendre vivante la pensée de la mort pour échapper à la corruption généralisée. Emmener le spectateur dans une impasse, le coller dans une aporie, pour le mettre dans les conditions d’un appel mystique. Un pur appel sans dogme. Le film comme exercice spirituel, ou la dernière tentation d’un cinéaste…
(paru dans Philosophie Magazine numéro 5)

Friday, January 19, 2007

Le sourire sans visage

Il y a deux ans, le « comité d’éthique », organe consultatif lui-même greffé sur le corps médical, autorisait la greffe de main, réversible, mais pas la greffe de visage. Pourtant, le pas vient d’être franchi. Une femme a reçu récemment un « triangle nez-lèvres-menton ». Le chirurgien qui a procédé à cette greffe controversée avoue s’être décidé après avoir vu la plaie due à une morsure de chien : « J'ai ressenti immédiatement la nécessité d'agir. Je me suis retrouvé médecin avant d'être chercheur. S'il s'était agi de ma fille, j'aurais agi de même. »
En 1959, Franju, dans Les yeux sans visage, mettait en scène un grand Professeur prêt à tout pour sauver sa fille, justement, et lui rendre le visage perdu dans un terrible accident. Mais la « sauver » de quoi ? Elle n’était pas en danger de mort. La sauver au nom d’un droit étrange : le droit au visage - premier droit imprescriptible de l’homme.
Face au futur qu’il ouvre - celui de greffes totales –, la philosophie ne peut rester bouche bée. Si, comme disait Spinoza, les démonstrations sont les yeux de l’âme, tâchons d’envisager des perspectives qui ne soient pas simplement moralistes.

Le visage est d’abord une surface sensible, la plus fragile et pourtant la plus exposée. Le monde impressionne le visage. Puis le visage réagit et exprime. D’abord impression, puis expression. On pourrait ainsi définir le visage passivement comme surface de réception, et activement comme surface d’émission. C’est à la fois la surface la plus sensible, concrète, individuelle, et la plus signifiante, abstraite, sociale. Notre visage, en nous identifiant, nous échappe. Voilà le paradoxe. On a envie de dire : le visage, c’est les autres - même si Sartre affirme qu’à partir de trente ans, on a la gueule qu’on mérite. Grâce aux fameuses rides d’expression, la gueule la plus ingrate finira par devenir la mienne. Je m’en fous qu’elle soit belle, hurlait Johnny, elle au moins est fidèle.

Fidèle, singulière, unique. Mais comment cela se fait-il ? Et cela condamne-t-il le don de visage, organe par nature privé d’anonymat ? Il n’y a de charme que d’un vivant, disait Bergson. On pourrait ajouter : il n’y a de sens que d’un mouvant. C’est le mouvement animant les parties molles du visage qui lui fait prendre sens : on ne remarque que des différences, on ne perçoit que des variations, et le sens flotte sur le visage sans être assignable à ses parties, comme, dit Deleuze, le sourire du chat dans Alice… : un sourire, mais sans chat. Le visage, avant d’être quelqu’un, est une surface expressive.

Mais un visage, pour être bien lisible, doit offrir un fond neutre sur lequel pourront se détacher des signes donnant naissance, comme en peinture, à une figure. Si les traits sont trop marqués, on ne les perçoit plus comme signes mais comme objets valant par eux-mêmes : comme des monstres. Monstres de beauté ou monstres de laideur, c’est le même cirque. On les observe, sidéré ; on ne communique plus. Le « bon visage », c’est un visage moyen. Ou disons : capable de revenir en permanence à un état moyen, celui qui permettra ensuite le plus de variations. Quand on n’est capable que d’un signe, on ne signifie plus rien, et le visage est mort. Un sourire perpétuel n’est plus sourire mais crispation, ou niaiserie. Mon visage, c’est l’ensemble de mes expressions possibles, pas mon masque mortuaire.
Il n’y a donc pas grand sens à demander : « A qui appartient le visage ? » - puisque le visage est déjà hors de lui-même, ensemble de possibilités expressives, surface sociale. La vraie question naît du fait qu’un visage n’est réellement visage qu’à la condition de pouvoir se déformer - un vrai visage ne se ressemble jamais longtemps, il ne vaut que par ses variations. Par ses masques, pourrait-on dire, puisque le masque est un signe fixé, alors que le visage incapable de mouvement, lui, est insignifiant. De ce point de vue, un visage pétrifié par un lifting, en croyant regagner sa jeunesse, entre de plain-pied dans la mort, et s’appartient bien moins qu’un visage emprunté à un disparu. Sur ce sujet qui mérite mieux que ces quelques lignes, on pourra ainsi conclure provisoirement qu’un visage greffé n’appartient ni à celui sur qui on l’a prélevé, ni à celui sur qui on l’a posé ; il appartiendra à la sphère humaine à partir du moment où on pourra y lire une variation. Un sourire, par exemple. Qui permettra de faire bonne figure.
(paru dans Philosophie Magazine numéro 1)