Friday, January 19, 2007

Le sourire sans visage

Il y a deux ans, le « comité d’éthique », organe consultatif lui-même greffé sur le corps médical, autorisait la greffe de main, réversible, mais pas la greffe de visage. Pourtant, le pas vient d’être franchi. Une femme a reçu récemment un « triangle nez-lèvres-menton ». Le chirurgien qui a procédé à cette greffe controversée avoue s’être décidé après avoir vu la plaie due à une morsure de chien : « J'ai ressenti immédiatement la nécessité d'agir. Je me suis retrouvé médecin avant d'être chercheur. S'il s'était agi de ma fille, j'aurais agi de même. »
En 1959, Franju, dans Les yeux sans visage, mettait en scène un grand Professeur prêt à tout pour sauver sa fille, justement, et lui rendre le visage perdu dans un terrible accident. Mais la « sauver » de quoi ? Elle n’était pas en danger de mort. La sauver au nom d’un droit étrange : le droit au visage - premier droit imprescriptible de l’homme.
Face au futur qu’il ouvre - celui de greffes totales –, la philosophie ne peut rester bouche bée. Si, comme disait Spinoza, les démonstrations sont les yeux de l’âme, tâchons d’envisager des perspectives qui ne soient pas simplement moralistes.

Le visage est d’abord une surface sensible, la plus fragile et pourtant la plus exposée. Le monde impressionne le visage. Puis le visage réagit et exprime. D’abord impression, puis expression. On pourrait ainsi définir le visage passivement comme surface de réception, et activement comme surface d’émission. C’est à la fois la surface la plus sensible, concrète, individuelle, et la plus signifiante, abstraite, sociale. Notre visage, en nous identifiant, nous échappe. Voilà le paradoxe. On a envie de dire : le visage, c’est les autres - même si Sartre affirme qu’à partir de trente ans, on a la gueule qu’on mérite. Grâce aux fameuses rides d’expression, la gueule la plus ingrate finira par devenir la mienne. Je m’en fous qu’elle soit belle, hurlait Johnny, elle au moins est fidèle.

Fidèle, singulière, unique. Mais comment cela se fait-il ? Et cela condamne-t-il le don de visage, organe par nature privé d’anonymat ? Il n’y a de charme que d’un vivant, disait Bergson. On pourrait ajouter : il n’y a de sens que d’un mouvant. C’est le mouvement animant les parties molles du visage qui lui fait prendre sens : on ne remarque que des différences, on ne perçoit que des variations, et le sens flotte sur le visage sans être assignable à ses parties, comme, dit Deleuze, le sourire du chat dans Alice… : un sourire, mais sans chat. Le visage, avant d’être quelqu’un, est une surface expressive.

Mais un visage, pour être bien lisible, doit offrir un fond neutre sur lequel pourront se détacher des signes donnant naissance, comme en peinture, à une figure. Si les traits sont trop marqués, on ne les perçoit plus comme signes mais comme objets valant par eux-mêmes : comme des monstres. Monstres de beauté ou monstres de laideur, c’est le même cirque. On les observe, sidéré ; on ne communique plus. Le « bon visage », c’est un visage moyen. Ou disons : capable de revenir en permanence à un état moyen, celui qui permettra ensuite le plus de variations. Quand on n’est capable que d’un signe, on ne signifie plus rien, et le visage est mort. Un sourire perpétuel n’est plus sourire mais crispation, ou niaiserie. Mon visage, c’est l’ensemble de mes expressions possibles, pas mon masque mortuaire.
Il n’y a donc pas grand sens à demander : « A qui appartient le visage ? » - puisque le visage est déjà hors de lui-même, ensemble de possibilités expressives, surface sociale. La vraie question naît du fait qu’un visage n’est réellement visage qu’à la condition de pouvoir se déformer - un vrai visage ne se ressemble jamais longtemps, il ne vaut que par ses variations. Par ses masques, pourrait-on dire, puisque le masque est un signe fixé, alors que le visage incapable de mouvement, lui, est insignifiant. De ce point de vue, un visage pétrifié par un lifting, en croyant regagner sa jeunesse, entre de plain-pied dans la mort, et s’appartient bien moins qu’un visage emprunté à un disparu. Sur ce sujet qui mérite mieux que ces quelques lignes, on pourra ainsi conclure provisoirement qu’un visage greffé n’appartient ni à celui sur qui on l’a prélevé, ni à celui sur qui on l’a posé ; il appartiendra à la sphère humaine à partir du moment où on pourra y lire une variation. Un sourire, par exemple. Qui permettra de faire bonne figure.
(paru dans Philosophie Magazine numéro 1)

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